Le 2 octobre 1979, paraissait l’album Survival de Bob Marley & The Wailers. Panafricaniste comme jamais, on y retrouve le fameux « Zimbabwe ».
Bob Marley avait un peu la même vision qu’André Gide : « le monde ne sera sauvé – s’il peut l’être – que par des insoumis ». Lorsque le chanteur et compositeur jamaïcain se penche sur ce qu’il appelle « la survie du monde » dans Survival, il est toujours rebelle, bien que très loin de ses années les plus difficiles, d’une jeunesse dans les bas-fonds de la Jamaïque à lutter littéralement pour survivre et manger. En 1979, Marley est reconnu, et même installé. Depuis cinq albums, il reçoit le soutien du puissant label Island et de Chris Blackwell qui lui a même offert une immense maison sur 56 Hope Road (rue de l’Espoir) dans les beaux quartiers de Kingston. Mais Marley a dû la quitter pendant plusieurs années pour assurer sa survie, au sens propre. Le 3 décembre 1976, il échappe miraculeusement à une tentative d’assassinat chez lui à Hope Road, ce qui le pousse à l’exil vers Londres et les Bahamas.
Back to Kingston, live and alive
Trois ans et deux albums plus tard, il revient enregistrer en Jamaïque et parle enfin de cet épisode marquant de sa vie dans «Ambush in The Night», chanson qui clôture Survival, dans laquelle Marley raconte qu’il doit sa survie au « Pouvoir du Tout Puissant et à la main de sa Majesté » (Haïlé Selassié). Voilà pour la conclusion de cet album qui s’ouvre par un murmure. « Un peu plus de de batterie !» ordonne doucement Marley au début de « So Much Trouble in the World ». Un peu comme si le chanteur avait été pris en flag’ de quête de perfection, dirigeant l’ingénieur du son avant d’évoquer, en chantant, le désordre et les imperfections du monde. Ce genre de petites phrases spontanées sont rares sur un album studio, tout simplement parce que ces commentaires sont généralement faits au mixage, donc loin des micros. Mais dans ce disque Marley veut restituer la « vibe live», l’ambiance très organique et festive de cet enregistrement qui célèbre son retour « à la maison », dans son nouveau studio Tuff Gong. « Je garde un souvenir incroyable des sessions de Survival, raconte Dean Fraser, saxophoniste toujours très demandé à Kingston. Il y avait une entente totale entre nous tous. On débordait tous d’idées et d’énergie ! On avait même composé une double intro pour le titre « Wake Up And Live » ! »
Le morceau sonne d’ailleurs presque comme un concert dans lequel Marley lâche même le chant pour demander à la cantonade « comment ça va?», et lancer le solo de sax improvisé par Fraser. Ce vent de liberté est probablement dû au fait que Chris Blackwell – le producteur d’Island – s’efface alors de plus en plus pour laisser Marley gérer ses affaires musicales, mais aussi à l’énergie collective que le chanteur insuffle dans ce projet qu’il voulait au départ appeler « Black Survival », avant de décider finalement que sa musique était « pour tout le monde ! ».
Marley est néanmoins persuadé que noir est synonyme de survie. Il évite soigneusement de parler directement de sa Jamaïque, qui s’enfonce dans la violence et les meurtres quotidiens, mais son « Survival » évoque le monde de cette fin des années 70. Celles de l’apartheid qui n’en finit pas de ternir l’image d’une Afrique qui commence à panser les blessures de la décolonisation. Après l’Angola et le Mozambique, Marley soutient sans relâche le Zimbabwe et l’Afrique du Sud dont la libération tarde à voir le jour. En Juillet 1979, les Wailers sont d’ailleurs les têtes d’affiche de l’Amandla Concert à l’Harvard University de Boston (avec Pattie LaBelle, Eddie Palmieri et Babatunde Olatunji). Les fonds sont destinés à soutenir la lutte anti-apartheid. Sur scène, il lance « un jour prochain l’Afrique entière sera libre ! » Quelques mois plus tard, en octobre 1979, l’album Survival est le premier disque à montrer des drapeaux de pays fraichement indépendants encore inconnus du public américain, avec en bonus un poster explicatif.
« Africans are liberated, Zimbabwe »
« C’était Bob qui trouvait les titres des albums, mais je lui suggérais toujours de prendre un mot choc comme « Survival », « Uprising », « Confrontation », raconte Neville Garrick l’illustrateur de ses pochettes le plus connues. « Survival était un album très politique. J’ai tout de suite été attiré par les nouveaux drapeaux africains et leurs couleurs vert-jaune-rouge. Je ne connaissais pas tous les pays, alors j’avais pris contact avec les Nations Unies pour être sûr que je n’en oublierais aucun ! Bien sûr, je n’ai pas mis celui de l’Afrique du Sud encore sous l’apartheid. Et puis j’ai aussi inclus des plans des cales des bateaux négriers où étaient entassés les esclaves. Ce dessin était censé représenter la diaspora noire en dehors de l’Afrique, sinon j’aurais eu à me poser la question de savoir si je devais y inclure un drapeau de la Jamaïque ou des Etats-Unis ! Mon problème : le Zimbabwe, c’était encore la Rhodésie avec un drapeau colonial. J’ai finalement inclus les drapeaux des deux partis qui combattaient pour l’indépendance, le ZANU et le ZAPU » ». Sur le disque figure aussi la fameuse chanson « Zimbabwe ».
Le 17 avril 1980, Marley la chante à Salisbury (aujourd’hui Harare) pour fêter l’indépendance de l’ex-Rhodésie, et investit des dizaines de milliers de dollars pour organiser un concert dans ce pays qui n’a jamais vécu un événement d’une telle ampleur. Le morceau, sorti quelques mois plus tôt sur Survival, a été composé quelques années plus tôt lors de son premier voyage en Ethiopie. Quand Marley arrive, il est devenu l’hymne des “freedom fighters”.
Le nouveau drapeau du Zimbabwe se hisse devant le premier ministre Robert Mugabe (qui n’a pas encore eu le temps de semer la terreur), Indira Gandhi et le Prince Charles. «Puis on a pas bien compris ce que se passait, raconte le guitariste Junior Marvin. Très vite on sent des gaz lacrymogènes, et la police intervient brutalement, on est obligés de quitter la scène. Tout était très tendu. En fait, c’était juste les gens qui voulaient entrer dans le stade pour nous entendre jouer Zimbabwe !… ». Après un retour au calme, les Wailers reviennent sur scène. Le stade de Salisbury devient alors aussi symbolique du combat du peuple noir que le stade zaïrois qui aura rendu célèbre le pays en accueillant le combat Foreman-Ali en 1974. Bob Marley voit son rêve se réaliser mais il est affecté par la tournure que prend le concert. Le groupe va rejouer devant 100.000 personnes le lendemain. « J’avais entendu parler de l’Afrique, lu des livres mais c’est grâce à la musique de Bob que j’ai réellement expérimenté ce Survival, ce combat, raconte le guitariste américain Al Anderson. Au Zimbabwe, nous sommes devenus les figures de l’indépendance. Je me souviens du nouveau drapeau hissé, c’était très émouvant. Je n’avais jamais vu autant de gens fêter une victoire du combat contre Babylone. »
« Dready got a job to do/And he’s got to fulfill that mission / « Le rastaman a un boulot à faire, et il doit remplir sa mission » prophétise aussi Bob Marley dans « Ride Natty Ride », autre titre de Survival, comme pour souligner qu’il se sait désormais investit d’un rôle qui dépasse les frontières du showbiz. «Mais on va survivre dans ce monde de compétition » poursuit-il dans cette chanson qui comme tout l’album entremêle ses expériences personnelles récentes (la tentative d’assassinat), la cosmogonie Rastafari (« Babylone System ») et les grands combats de cette fin des 70’s et notamment ceux d’une Afrique et de sa diaspora qui luttent pour plus de liberté à travers le monde (« Zimbabwe », « Africa Unite », « One Drop »).Bob Marley s’appuie toujours sur des références bibliques, il évoque la pierre angulaire, sans cesse délaissée par le bâtisseur, ainsi que le feu divin vengeur du prophète Ézéchiel comme l’expression d’une vision apocalyptique par laquelle le Tout Puissant reprend ses droits et punit par la destruction. Marley parle de l’Afrique mais il veut aussi toucher le public noir américain : alors la sortie de l’album est fêtée à Harlem, au fameux club Apollo sur la 125e rue, un symbole de la culture noire américaine qui a consacré la carrière de Billie Holiday, James Brown, de Michael Jackson ou Lauryn Hill. Et même si le New York Times de l’époque juge que le chanteur se ramollit, ce public qui le fait rêver lui fait enfin un triomphe. Et Marley de lui chanter : « We’re the survivors, yes, the black survivors ».